Texte 9 - JE selon HARPAGON

Tous les mercredis après-midis, le café de Léon est réservé aux moins de dix-huit ans. On n'y sert bien entendu aucun alcool, sauf juste avant Noël où le vin chaud emplit la salle des odeurs d’épices. Léon fait ça pour éviter que les jeunes prennent leurs mobylettes et restent à traîner dehors. Parce que quitte à traîner, autant le faire au chaud. Parfois les parents appellent pour se rassurer ; pas sur les portables, non, mais directement Léon. Et si les gamins doivent rentrer plus tôt, il transmet la consigne, mais jamais trop vite.

Les ados qui se retrouvent ici, sur les chaises dépareillées, devant le zinc trop kitsch et autour de jus de fruits sont principalement des enfants du village. Parfois, ce sont les jeunes d’autres villages qui prennent leur propre mobylette pour venir ; mais à ceux-là, Léon pardonne. Après tout, ils sont dedans.
Il y a des jeux de cartes, quelques vieilles boîtes abîmées de petits chevaux. On y fête les anniversaires ; les habitués sont inscrits sur le calendrier et Léon n’oublie jamais sa tournée lors de ces évènements. Le seul que l’on ne fête pas, c’est celui des dix-huit ans.
Au fond, dans une sorte d’alcôve, il y a des poufs qui n’invitent pas vraiment un hypocondriaque à s’asseoir. Quand je me lâche dedans, il y a un nuage de poussière qui se forme. On y trouve même des poils, bien que je n’aie jamais vu un animal ici. Mais là, dans le fond, contre le mur froid toute l’année, je peux lire tranquille. Enfin, soit je lis, soit je zieute l’ambiance discrètement par-dessus la couverture. Léon vient voir ma dernière lecture, des fois des garçons m’embêtent gentiment parce que je ne parle pas beaucoup.
Depuis que je viens lire ici, j’ai aussi commencé à écrire. Quand j’arrive avec ma pochette bleue, il y a un moment de silence et on ne me dérange pas avant une bonne heure. Puis on me demande de lire un peu, alors je le fais. Non seulement on m’écoute, mais on me reprend sur mes fautes de français. Avant mes dix-huit ans, je dois avoir fini ce roman.