Projecteur sur : "Duel", de Steven Spielberg
Steven Spielberg, tout le monde connaît. Réalisateur du premier blockbuster de l'histoire du cinéma ("Les dents de la mer") et surnommé "The Entertainment King" (le roi du divertissement), il enchaîne les films à succés comme "E.T l'extra-terrestre", la saga "Indiana Jones" ou encore "Jurassic Park".
Dès lors, pourquoi s'intéresser à "Duel", son tout premier film, initialement destiné à une télédiffusion américaine ?
Premièrement parce que si l'on suit le raisonnement de Jean-Pierre Melville, réalisateur français qui s'exprimait en ces termes dans un entretien accordé à Rui Nogueira en 1970, « Il est essentiel que le dernier film ressemble au premier, absolument. (...) dans ce sens où ce qui est exemplaire pour un créateur, c’est que tout ce qu’ il a conçu soit condensable en dix lignes de vingt-cinq mots chacune qui suffisent à expliquer ce qu’il a fait et ce qu’il était. » En cela, la première oeuvre cinématographique d'un réalisateur n'est pas qu'une curiosité. Elle pose les jalons de ce qui fera l'ensemble de son oeuvre. Ainsi, "Duel" porte déjà en lui ce qui fera la marque "Spielberg", à savoir une mise en scène efficace qui rend au mieux la sensation de peur primaire propre aux situations extrêmes, lorsque la vie est subitement menacée.
Secondement parce que "Duel" s'inscrit clairement dans son époque en étant le tout premier film à personnifier un véhicule automobile (au sens où il peut se mouvoir tout seul), un "big truck". Au point d'en faire un personnage à part entière, indispensable à l'intrigue première.
Mais "Duel", au fond, qu'est-ce que c'est ? Un road-movie, un angoissant thriller, un western post-moderne ? Eh bien, c'est un peu tout ça à la fois, avec une portée bien plus profonde que la simple lecture de son postulat ne le laisse penser.
En effet, budget minimal, tournage extrêmement court (en 12 jours seulement pour la version télé), scénario de prime abord simpliste, rien ne prédestinait ce film à passer à la postérité.
Né téléfilm en 1971 et rencontrant un immense succès sur le petit écran US, il sera distribué deux ans plus tard dans les salles obscures étrangères en version longue (15 minutes supplémentaires pour se conformer au format 90 minutes), celle que l'on connaît aujourd'hui. C'est d'ailleurs cette version qui remportera le Grand Prix du Festival du Film Fantastique d'Avoriaz en 1973.
"Duel", un film fantastique, ah bon ? Non, pas exactement, pas au sens traditionnel du terme. Il n'y a aucun phénomène surnaturel, aucune manifestation extraterrestre, encore moins de manipulation génétique, ni de futurisme technologique. Seulement la présence obsédante d'un camion qui, machinalement, sans aucune justification, traque puis agresse un pauvre automobiliste. Pourtant, il en possède certains codes, réminiscents de la SF des fifties, grande source d'inspiration de l'époque. Ceux émanant d'un état d'esprit, d'une vision déshumanisante du monde tel qu'il se dessinait alors et que certains cinéastes vont s'employer à dénoncer à travers leurs oeuvres.
C'est clairement l'intention de Spielberg, qui dira de son film ceci : "Duel est un réquisitoire contre les machines. J'ai décidé très tôt que tout dans le film devait conduire à la complète dislocation de notre société entièrement technologique.".
Avec sa mise en scène travaillée, qui n'est pas sans rappeler par moments la scène de poursuite effrénée entre Belmondo et Ventura sur une route ascendante dans "Cent mille dollars au soleil" (Henri Verneuil, 1963), dont l'intention était toute autre, le réalisateur s'emploie à filmer le "big truck" sous tous les angles, sans jamais nous montrer son conducteur, en insistant en particulier sur ses phares aussi effrayants que des yeux globuleux et menaçants, sentiment amplifié par les coups de klaxon qui résonnent comme une corne de brume, et les accélérations fulgurantes matérialisées par les panaches de fumée noire. Par opposition, David Mann ("homme" en allemand), le conducteur de la voiture, représente cet homme vampirisé par tout ce qui constitue le monde "moderne". Ainsi, "Duel" peut définitivement être considéré comme un thriller allégorique.
Et dans cette allégorie, cette métaphore filée, l'homme est emmasculé par la société, par son épouse. C'est ce que tend à montrer Spielberg dans plusieurs scènes :
-La séquence radio dans laquelle un auditeur s'interroge sur son rôle de chef de famille.
-Celle du coup de fil de David Mann à sa femme. Il y est filmé en arrière-plan, encerclé, emprisonné par le hublot ouvert d'une machine à laver au premier plan, la puissance de l'image confinant au symbolisme.
-La scène du passage à niveau, extrêmement forte elle aussi. Par sa violence et son découpage frénétique, par la position qu’occupent les deux véhicules et les coups de boutoir du camion, cette séquence d'agression s'apparente à un viol métaphorique. Pris en sandwich entre un train et le monstre mécanique, David Mann subit une attaque d’une grande brutalité et le spectateur ne peut que ressentir avec lui les assauts répétés et suggestifs qu’un montage convulsif se charge de retranscrire.
La mise en scène de la peur, exacerbée dans cette séquence comme dans d'autres, prend même des accents hitchcockiens et nous fait parfois penser à "Psychose" ou à "La mort aux trousses".
Dans ce contexte d'hostilité désertique, de solitude, David Mann se rend compte qu'il n'y a aucun recours possible, que la fuite est inutile et que l'affrontement est inévitable. Il doit puiser en lui le courage et l'intelligence qui lui permettra de vaincre cette force, cette puissance aveugle qui veut l'anéantir. De retrouver sa virilté. De fait, ce duel David-Goliath transposé ira jusqu'à son terme dans un face à face accepté. Et l'Homme vaincra en propulsant le camion dans un précipice. Ainsi, dans la scène finale, la lumière viendra du soleil de la renaissance, par opposition à l'obscurité symbolique du garage de la scène d'ouverture.
Plus de quarante ans après sa première diffusion, "Duel" fait aujourd'hui encore figure de référence, non seulement de par son influence cinématographique, mais aussi grâce à la virtuosité technique dont Spielberg a fait preuve dans sa façon de le filmer et de le mettre en scène, à tel point qu'il fait même l'objet d'exploitations pédagogiques en collège.