Texte 10 - JE selon ROXANNE

C’était un simple panneau, au détour d’une ruelle.
Intrigué, Pog s’immobilisa entre deux temporalités. Il avait reçu une invitation du comte Viraloca de Braga. Tout à son excitation de retrouver celui que l’on surnommait, des cités-mortes d’Harappa aux îles stratosphériques de New Humanis le Comte dévorâme, le roi clown s’était emmêlé les fils du Temps en marchant sur la queue de Jean Eudes, son fidèle acolyte (et au passage rat nécrophile de son état).
Pour un badaud ordinaire, Pog n’aurait pas eu plus de consistance qu’une vapeur s’échappant d’une bouche d’égout. Jean Eudes s’agita sur son épaule ; il n’avait jamais aimé être coincé entre deux transits.
« Tu as vu ça, Jean Eudes, Ô compagnon d’infortune ? Tu as l’air d’être une célébrité, mon fidèle ami ! »
Pog pointa un fantomatique doigt ganté de blanc — enfin à l’origine il avait été aussi blanc que le voile de la Vierge ; à présent… — sur l’écriteau qui affichait en lettres capitales : « J. E. ».
« Cela vaut bien un petit détour, non ? »
Jean Eudes se contenta de mâchonner, ce que Pog prit comme un encouragement. Tout était plus facile, quand il pouvait bénéficier des conseils avisés de Maître Rat.
Comme s’il tirait sur une corde invisible, Pog crocheta la temporalité, et émergea des limbes dans un numéro digne du mime Marceau. Il rajusta son nœud-papillon, se ramona la gorge grâce à l’aide grognonne de Jean Eudes, puis remonta son pantalon bouffant juste au-dessus du nombril.
Il voulait vraiment faire bonne impression.

La porte à laquelle était fixé le panneau diffusait une douce lumière à travers ses interstices. On entendait de la musique et des rires s’en échapper.
Pog défonça la porte d’un coup de pied.
« SALUT LES PETITS NENFANTS ! »
Ce qui avait ressemblé à une kermesse de village se transforma alors en scène digne des derniers instants de l’humanité : un homme se jeta contre deux jeunes filles, faisant barrage de son corps ; une femme, dans sa hâte à fuir, cassa son talon avant de plonger tête la première dans un saladier rempli de sangria ; des gens plongèrent sous le bar aménagé au fond de la pièce, d’autres brandirent des brochettes de champignons marinés au soja comme s’il s’agissait de repousser l’Antéchrist en personne…
Un miroir renvoya à Pog un reflet flatteur : la bouche barbouillée de rouge à lèvres jusqu’au menton, des joues mal rasées peinturlurées d’un blanc crayeux qui se mêlait au mascara dans lequel se noyaient ses yeux, puits noirs semblables à deux brûlures de cigarette. Il sourit à son jumeau, dévoilant une impressionnante batterie de dents grises, grandes comme des pierres tombales.
« Quel accueil ! Tu as vu ça, Jean Eudes ? Je sens que l’on va se plaire, ici ! »
Les gens continuaient de hurler, grattaient au sang la porte condamnée de l’issue de secours, se roulaient en boule sous les tables, qui suçotant un pouce, qui souillant sa robe…
Imperturbable, Jean Eudes ne cessait de mâchonner le cadavre de poussin entre ses incisives.